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Comptes rendus

Rogers, Thomas, 2010. The Deepest Wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast Brazil

Chapel Hill, NC, The University of North Carolina Press, 302 p.
Christine Rufino Dabat
p. 195-197
Référence(s) :

Rogers, Thomas, 2010. The Deepest Wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast Brazil. Chapel Hill, NC, The University of North Carolina Press, 302 p.

Texte intégral

1La question sociale dans les cannaies du Nouveau Monde est un sujet de prédilection des milieux académiques au Brésil, surtout au Pernambouc. Ainsi, Gilberto Freyre et Manuel Correia de Andrade, pour ne citer qu’eux, laissèrent à la postérité des ouvrages aujourd’hui considérés comme des classiques. La rénovation s’effectue heureusement et l’un des ouvrages les plus remarquables à cet égard est la thèse de doctorat de Thomas Rogers, brésilianiste nord-américain, professeur à l’Université Emoy, Atlanta.

2The Deepest wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast Brazil résulte d’un long travail de terrain dans la zone de la canne du Pernambouc, utilisant les rares fonds d’archives qui traitent des relations de travail et surtout de l’environnement, complété par une approche ethnographique, sous forme d’entretiens et visites dans les cannaies. Sous la direction de cet autre brésilianiste distingué qu’est John French, Thomas Rogers analyse de manière innovatrice deux dimensions principales de l’occupation euro­péenne dans la région : l’une traitant des relations de travail, encore marquées par presque quatre siècles d’esclavage ; l’autre rendant compte d’une transformation radicale du milieu, au point que le nom même de la région – Zona da Mata, c’est-à-dire, Zone de la Forêt – ne correspond qu’à un lointain souvenir, rappelé par de rares touffes vertes au creux de vallons uniformément habillés de cannaies. Cette connexion entre monoculture et sujétion de la main d’œuvre est exprimée dans le titre de l’ouvrage, inspiré d’une phrase de Nordeste (1937), Terres du sucre (dans la traduction française), livre fondateur de la pensée de Gilberto Freyre.

3L’auteur ne se borne pas à reprendre le fil de recherches entreprises par ses aînés et à l’étendre jusqu’aux dernières décennies du xxe siècle. Il s’en inspire par l’audace conceptuelle. L’expression labouring landscape lui est due pour signifier, d’une façon stimulante pour la pensée, l’association de l’exploitation de la force de travail et des ressources naturelles de la région. L’idée en soi n’est pas nouvelle, comme le souligne l’auteur. Il propose néanmoins une étude systématique inédite des vues des élites sociales de la région sur la sacchariculture, à la fois persistante et constamment rénovée : nouvelles perspectives fournies par des agronomes, réformateurs et bureaucrates, c’est-à-dire représentants de l’État, acteur très présent sur cette scène. La résultante de cette investigation, ample et subtile à la fois, consiste en un diagnostic utile à la recherche : comment le discours de ces élites sur leur propre activité et région permit la « naturalisation d’opérations de pouvoir ». En y ajoutant la voix des travailleurs et montrant comment eux aussi prirent en compte leur perception de l’espace pour se conce­voir en tant que classe, l’auteur scrute à la fois leur histoire et celle de leur environnement. C’est en cela que le concept de paysage, développé par les géographes, permet de comprendre plus profondément les raisons d’agir des forces sociales en présence.

4Le livre couvre une période mouvementée du xxe siècle, des années 1930 à la reprise des luttes collectives en 1979 et au pro­cessus de re-démocratisation qui s’ensuivit, ponctuée du bref épisode démocratique, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, lorsque s’opérèrent des transformations sociales inédites, quoique éphémères puisque en partie effacées par le coup d’État de 1964. Les coupeurs de canne et leurs organisations jouèrent un rôle important à ces divers moments et à plusieurs échelles, ce que souligne fort opportunément Thomas Rogers. Certains aspects essentiels sont pris en compte par l’auteur : des modalités concrètes du salariat pour la main d’œuvre rurale, aux dimensions de citoyenneté et démocratie, mais aussi à l’horizon encore actuel d’une réforme agraire remise en question par l’option stratégique des autorités fédérales favorisant la production d’éthanol. Comme le signale l’auteur, les implications de ces changements sont très vastes et profondes à un niveau macro-politique.

5Sept chapitres regroupés en trois parties articulent la démonstration. Dans la première, l’auteur fait un état de la question, rétrospective de longue durée – en français dans le titre du chapitre i – puis dresse un tableau de la perception par les classes dominantes de la société issue de la colonisation de ces terres utiles à la production de sucre précocement mondialisée. Dans le troisième chapitre, Thomas Rogers s’emploie à y ajouter le point de vue des coupeurs de canne en montrant comment « les sentiments des travailleurs à propos de leur activité jouèrent un rôle crucial dans la structuration de leur perception particulière du paysage ». Il n’hésite pas à l’intituler « paysage de captivité », terme couramment utilisé jusqu’à ce jour par les ouvriers agricoles pour décrire leur condition.

6La deuxième partie traite en deux chapitres de la modernisation du secteur, doublée d’une expansion considérable des superficies occupées par la canne à sucre, mais aussi de l’essor de mouvements sociaux qui purent affleurer lors d’une brève période de démocratie assurée par les autorités fédérales et de l’État, lors du premier mandat du gouverneur Miguel Arraes. Pour la première fois les travailleurs ruraux purent constituer des organisations dont les syndicats seuls et sous tutelle survi­vraient au coup d’État. Parmi les signes réunissant les deux dimensions croisées qui conduisent cette étude, l’auteur examine les incendies de cannaies, œuvre de subversifs selon la rhétorique des planteurs, accidents habituels selon les travailleurs.

7La troisième partie traite en deux chapitres de la période du régime militaire qui voit, outre la répression de toutes revendications et mouvements sociaux, une rénovation du parc industriel et l’injection de fonds publics pour l’extension et le renouvellement des cannaies dans le but de promouvoir l’indépendance énergétique de la nation grâce à l’étha­nol. La monoculture de la canne se voit dorénavant parée du blason de la modernité écologique.

8En somme, Thomas Rogers montre comment l’historien peut intégrer deux dimensions fondamentales de la discipline : histoire du travail et de l’environnement, en tissant, comme il le dit, les fils culturels des conceptions sur le paysage avec l’impact sur le milieu lui-même. Cela lui permet une appréhension plus subtile et profonde d’une réalité présumée bien connue grâce à une historiographie déjà abondante. Néanmoins, l’association de sources diverses, certaines encore peu exploitées (comme celles de la Justice du travail), un réexamen des classiques en leur ajoutant la voix des travailleurs, mais aussi des spécialistes (en particulier les agronomes), donnent à l’auteur l’opportunité de proposer une nouvelle grille de lecture de l’histoire récente de la Zona da Mata, la dotant ainsi d’un relief encore inconnu.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Rufino Dabat, « Rogers, Thomas, 2010. The Deepest Wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast Brazil »Brésil(s), 1 | 2012, 195-197.

Référence électronique

Christine Rufino Dabat, « Rogers, Thomas, 2010. The Deepest Wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast Brazil »Brésil(s) [En ligne], 1 | 2012, mis en ligne le 06 mai 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/bresils/795 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bresils.795

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Auteur

Christine Rufino Dabat

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